« Nous ne pourrons pas soigner les soignants du sacrifice individuel qui leur est constamment réclamé »
par une psychologue du travail en Ehpad
Article paru le 22 avril 2020 dans Basta !
Des dispositifs de soutien psychologique ont été ouverts pour les soignants. Julie*, jeune psychologue en Ehpad, y participe. Cependant, « nous ne pourrons pas les soigner de leurs conditions matérielles de travail, des sous-effectifs, de l’absence de masques, de surblouses, des rationnements contraints », prévient-elle. Attention à ne pas nier les dimensions collectives et politiques des demandes des soignants.
Les dispositifs de soutien psychologique spécifiquement ouverts pour les soignant.es se multiplient ces dernières semaines. On ne peut qu’être satisfaits qu’un intérêt naisse ou renaisse pour la souffrance et le surmenage des personnels hospitaliers et médico-sociaux, à l’occasion de cette crise sanitaire mise en évidence par le Covid-19. Cellules d’urgence médico-psychologiques locales (CUMP), plateforme de soutien psychologique du ministère de la Santé ou encore numéros verts d’associations sont mobilisés [1].
Dans ce contexte, on parle de plus en plus de « soigner les soignant.es ». Dans les rues aussi, ces affiches – dont on ne sait pas clairement à qui elles s’adressent – « prenons soin des soignants, soutenons-les » et, généralement, cette idée que l’aide psychologique va venir apaiser les détresses, d’un téléphone à un autre, d’un.e professionnel.le à l’autre.
Étant jeune psychologue du personnel, salariée dans des Ehpad publics de la région parisienne, et ayant un de ces téléphones que les soignant.es peuvent appeler en ce moment particulier, tant que le virus limite les présences physiques, je suis évidemment disponible pour écouter des récits parfois terribles avec toute l’attention et la compassion nécessaires. Mais ces injonctions bienveillantes à soigner les soignant.es me semblent bien insuffisantes, sinon dangereuses.
« Nous ne pourrons pas les soigner de leurs conditions matérielles de travail, des sous-effectifs »
Non, nous ne pourrons pas soigner les soignant.es. Nous ne pourrons pas les soigner de leurs conditions matérielles de travail, des sous-effectifs, de l’absence de masques, de surblouses, des rationnements contraints, du sacrifice individuel qui leur est constamment réclamé derrière le masque de l’héroïsation. Nous ne pourrons pas les soigner du refus de certaines directions de leur fournir des protections dès leur arrivée, dans les vestiaires, quand les soignantes se changent collées les unes des autres. Nous ne pourrons pas les soigner de l’impréparation des gouvernements et des ministres successifs.
Nous ne pourrons pas non plus les soigner de l’organisation du travail telle qu’elle existe. Nous ne pourrons pas le faire, parce que ces questions ne dépendent pas de leurs espaces intrapsychiques, de leur inconscient, de leurs personnalités ou de leurs névroses. Ce n’est, à vrai dire, peut-être même pas leur demande – un psychiatre au CHU de Strasbourg expliquait ainsi que seule « une poignée » des soignant.es avaient recours aux numéros verts de soutien psychologique mis à leur disposition, anesthésié.es par le surmenage mais aussi par la vague d’applaudissements et d’héroïsation.
« Individualiser les solutions, c’est refuser les dimensions collectives et politiques des demandes des soignants »
Il est frappant de constater combien les soignant.es sont toujours renvoyé.es, tôt ou tard (ici très tôt, en urgence), à cette exigence de travail sur elles.eux-mêmes, à la nécessité de « se blinder », de « prendre sur soi », de « prendre de la distance » - ou, à l’inverse, mais c’est du même registre, à se confier, à pleurer, à « ouvrir les vannes » des émotions. C’est un fait habituel, mais exacerbé par cette crise. C’est aussi un registre sur lequel jouent différentes directions, en utilisant des analogies familiales qui valent injonction, « on est ensemble », « on est une grande famille », ou même « on dort sur place », pour bien sceller le sort de certain.es à leur contrat professionnel.
Le sociologue Marc Loriol a évoqué [2] comment ont été mis en place les dispositifs de soutien psychologique à destination des personnels soignants, à partir des mouvements infirmiers des années 1988 et 1991, dans une logique de psychologisation du social, en traduisant des revendications salariales en besoins psychologiques. Psychologiser le social, soit « quand un problème, auparavant considéré comme normal ou comme une question sociale, économique ou politique, est perçu et éventuellement traité comme un problème de défaillance ou de déséquilibre d’ordre "psy" devant être pris en charge par des professionnels ». Psychologiser le social, individualiser les solutions, c’est bien refuser les dimensions collectives et politiques des demandes des soignant.es : si l’un est en burn-out, si l’autre « n’a pas la bonne distance », si le troisième « craque » face à une vague inédite de décès, le psychologue peut apparaître comme celui qui va interroger et « fluidifier » ces incapacités individuelles, plutôt que remettre en question l’organisation collective de l’activité.
« Nous aurons besoin d’espaces collectifs qui demanderont du temps payé sans envahir le temps libre des soignants »
Nous ne pourrons donc pas soigner les soignant.es, les enfermer dans des mots qui valent prison individuelle, « burn out », « dépression », « anxiété réactionnelle », etc. En revanche nous aurons besoin d’espaces collectifs, avec les aides-soignantes, les infirmières, les agents des services hospitaliers, les socioesthéticiennes, les psychomotriciennes, les médecins, les kinésithérapeutes, etc. Nous aurons besoin de parler du travail, de ses finalités, de ses moyens objectifs.
Ces espaces collectifs demanderont du temps payé, ils ne devront pas envahir le temps libre des soignant.es ou l’analyse intime de leur propre psychisme. Chacun devrait être libéré du rabaissement psychologique à ses émotions ou à ses faiblesses, quand il est sur son lieu de travail. C’est ainsi qu’on pourra aider les soignant.es, qu’on pourra sortir des conflits interpersonnels par le haut, c’est- à-dire en favorisant des récits de la réalité quotidienne des tâches, en décalant les dissensions vers des conflits sur l’activité, sur les objets, sur l’organisation des espaces.
« Accompagnons la pratique d’une vraie clinique du travail »
L’agressivité physique d’un résident d’Ehpad souffrant de démence, quand il est en plus contaminé par le virus et qu’il tend à arracher les masques des soignant.es, est un problème collectif. La détresse respiratoire d’une patiente en fin de vie, la nécessité absolue d’apaiser ses souffrances avec les moyens du bord, toutes ces situations qui mettent en difficulté les individus doivent être prises en charge en commun, pour éviter que les jugements et les décisions ne tombent arbitrairement d’en haut, de directions qui veulent un contrôle sans partage, qui règnent en culpabilisant. Les soignant.es doivent pouvoir décrire précisément ce qui se passe dans ces moments, non pas pour dépasser leurs limites individuellement, non pas parce que cela serait un problème de courage, mais parce que cela regarde toute l’institution et l’organisation des soins. La solitude des soignant.es, enfermé.es et débordé.es dans des « tunnels de tâches », comme me l’a décrit l’une d’entre eux, n’est pas à psychologiser.
Les psychologues du travail, les psychologues cliniciens du personnel, si on leur en donne les moyens, savent mettre en place ces espaces collectifs. Le compassionnel ne suffira pas, les bons conseils du coaching qui viennent recouvrir les plaintes par un éphémère vernis optimiste (aller de l’avant, positiver, se dépasser, faire son possible) non plus. L’héroïsation du sacrifice des soignant.es encore moins. Tâchons alors de résister aux injonctions faites aux soignant.es de travailler sur eux ou elles-mêmes, de détailler leurs forces et leurs limites, rejoignons leurs préoccupations salariales, leurs demandes de moyens, de personnel, et accompagnons la création ou l’accroissement des occasions d’une vraie clinique du travail, et non d’une psychologisation paresseuse du social.
Julie*, psychologue du travail en Ehpad
*Le prénom a été modifié
Notes [1] Note de l’auteure : Le bénévolat ou, au mieux, le volontariat des psychologues salarié.es qui cumulent leur rôle d’écoutant d’urgence avec leur fonction habituelle, jouent un rôle absolument central dans tous ces dispositifs. Cette gratuité est toujours à interroger dans l’écoute psychologique professionnelle : un professionnel payé pour écouter n’est pas un ami, il n’incarne pas la position potentiellement toute-puissante de celui qui peut transformer son écoute en dette. On peut alors supposer que ce sont aussi les psychologues qui ont besoin qu’on leur parle, qu’on les inclue, qu’on leur confie des états d’âme depuis les lieux dont tout le monde parle, où toute l’horreur des asphyxies et des morts en série se passe, les hôpitaux ou les Ehpad. On peut aussi suspecter que l’écoute psychologique peut intervenir comme une récompense, une prime, face aux efforts démesurés fournis – et non « consentis », comme on le lit souvent, le consentement étant hors de question lorsque les équipes sont si peu nombreuses et qu’elles ont donc si peu le choix. Cela serait proche de l’idée du ministre de la santé, Olivier Véran, quand il déclarait devant le Sénat que « nous devons dire à l’hôpital tout ce que nous voulons lui apporter en retour de ce qu’il nous a apporté ». Juste retour, donc, investissement contre investissement, dans une logique de gestion assurément managériale des services publics de santé.
Notes [2] Marc Loriol. Les ressorts de la psychologisation des difficultés au travail : Une comparaison entre Infirmières, policiers et conducteurs de bus. Cahiers de recherche sociologique, Dép. de sociologie. Université du Québec à Montréal, 2005, pp.191-208.